11 avril 2012

Tavernier de dos


Le sujet de ce billet est un homme. Un homme aussi long que large dont le manteau est retenu par de robustes épaules. Mon sujet est un homme dont le corps est recouvert d’un long manteau, aussi long et sans forme que ceux que portent les hommes de peu de loi dans les westerns de Sergio Leone. Un manteau sans réelle couleur, beige tout au mieux. Un vague coloris, un lavis à dominante crayeuse dont la teinte s’estompe dans le souvenir. Tout au bas du manteau, il y a ses chaussures, énormes, épaisses, dont la semelle intérieure a connu tant de pas qu’elle s’en est affaissée. Et plus haut, tout en haut du manteau, au-delà de l’encolure, un visage large barré par une bouche pointue. Tout autour de sa casquette, descendant sur le manteau, de longs cheveux blancs allègent un peu cette silhouette qui jamais ne se départit de son sac. Un sac en plastique qui semble comme plombé par quelque objet mystérieux. C’est un sac plastique intriguant. 


Le sujet de ce billet est Bertrand Tavernier. Une masse mouvante qui en impose, mine de rien. Un homme pétri de cinéma dont je croise fortuitement les errances. Avenue de l’opéra, passage Choiseul, rue Thérèse, il m’apparaît toujours de face. Mon regard glisse sur lui sans marquer de temps d’arrêt. Il me dépasse. Je m’arrête. Mon regard s’arrime à son dos et le file jusqu’à ce qu’il sorte du cadre. Sitôt Bertrand perdu de vue, je m’affaisse. Je ne sais pourquoi sa vue m’arrache un soupir. Je connais peu ses films et ne nourris d’admiration que pour son adaptation du roman de James Lee Burke « Dans la brume électrique, avec les morts confédérés ». Mais il me faut le reconnaître. Apercevoir Bertrand Tavernier m’électrise. C’est une vision de cinéma, un homme somme. Il porte sur ses épaules, en plus de son manteau, le poids de la cinéphilie. Il préside aux destinées de l’Institut Lumière. Il signe des ouvrages de référence monumentaux dont l’épaisseur et le poids n’ont d’égal que celui de son manteau. C’est un arpenteur infatigable des cinémathèques du monde entier, et plus encore de celle de ses amis américains. C’est une voix aux accents pleins de passion qui exsude de nombreux bonus dvd. Ce sont des kilomètres de chroniques dvd publiés sur son blog. Aussi, lorsque Bertrand Tavernier m’apparaît, c’est un moment important. Mon corps et mon temps s’arrêtent, je suis au cinéma. De face, rien ne se passe. Sa bouche pointue n’émet aucun son. Mais, une fois que nous nous sommes dépassés, s’échappent de son mystérieux sac plastique des flux de photogrammes qui se fixent et s’animent au dos de son manteau.

2 avril 2012

C'est quand Cannes ?





















« Juste après les présidentielles », « Ca commence un peu avant Rolland-Garros et ça se finit juste avant le coup d’envoi de l’Euro 2012 », « C’est le temps des premières cerises », « C’est un bon mois avant le bac »… Dis-moi quand est Cannes et je te dirai qui tu es, ce qui t’anime, te fait vibrer, te préoccupe. A cette question, je n’ai pour ma part aucune réponse valable à apporter. Les dates, je les connais, du 16 au 27 mai. Mais pour moi, comme pour tant d’autres, ni la date, ni la durée importent. Pour qui aime le cinéma, Cannes ne s’arrête jamais. La ville et son festival structurent notre pensée et régulent notre temps de cerveau disponible. Cannes n’est pas une ville mais un festival, Cannes n’est pas une quinzaine mais un court laps de temps autour duquel gravite un avant et un après dont les durées s’étirent sur toute l’année.

La vraie question qui agite tout cinéphile pourrait, si la langue française acceptait cette maladroite torsion, se formuler ainsi : « A combien de mois de l’après commence l’avant ? ». Pour faire simple, à quelle date nos yeux meurtris par l’écran se ferment-ils définitivement sur les trésors d’une édition ? Trois mois, six mois, un peu moins, un peu plus ? La date reste imprécise, fonction peut-être du rythme des sorties post-cannoises, de la qualité des films attendus en salles et des critiques les précédant. C’est assurément un long moment, une lente digestion qui ménage et prépare le terrain à une dépression certaine.

Autour du 25 décembre, au milieu d’un peu de neige et de beaucoup de rien, on loue les fêtes pour leurs vertus sédatives. En mâchonnant des pop-corn sans croquant, on ramollit devant l’écran, s’endort un court instant pour se réveiller l’année d’après. Une nouvelle année où l’on peut enfin légitimement se demander « c’est quand Cannes ? ». Les dates sont connues, on en prend connaissance, on en parle un peu et on patiente gentiment. Tant mieux, les écrans offrent un répit pré-printanier. De janvier à mars, c’est le temps des surprises, des découvertes. Ce sont des films dont on loue la fraîcheur, des films de Venise, de Berlin et d’ailleurs, projetés sur les écrans de festivals dont on sait et connaît peu.

Et puis après ? Plus rien. Les auteurs désertent les salles, les distributeurs souhaiteraient ne plus distribuer et les salles ne plus rien diffuser. C’est le temps de l’errance, du « questcequilyaaucinéma » ? Nous sommes fin mars, début avril, seul le nom du président a été annoncé. Les films viendront. Mais pour l’heure, rien ne filtre ou si peu. Les dates de sorties informent sur une potentielle présence à Cannes… Avant le festival ? « C’est râpé ». Pendant : « ça sent bon ». Après ? « On verra bien ». Thierry Frémaux et Gilles Jacob peaufinent leur liste, et pendant ce temps, la rumeur enfle. C’est le temps des premiers cancans. Les films sont annoncés. Les cancans reprennent de plus belle. Un film rejoint in extremis la liste des sélectionnés. Ca cancane en tous sens pour tout et pour rien. Le temps presse, le festival approche. Un cancan prend le pas sur un autre surpassé et déclassé l’instant d’après par un autre. Nous sommes en mai. Les cancans sont des cris de ferveur. Une clameur générale monte et réclame son Cannes à cor et à cri. Nous sommes le 15 mai, le festival va ouvrir ses portes. Les cancans exultent. La foule, massée autour du palais scande d’une seule et même voix : « C’est quand Cannes ? »