Michael
Haneke porte la barbe. Nanni Moretti arbore une barbe. Je me plais aussi à en
porter une chaque fin ou début de mois, c’est selon. Celle de mon premier est
blanche, celle de Moretti naguère brune blanchit de film en film, et la mienne
est très légèrement poivre et sel. Nous portons donc tous les trois une barbe.
Ou plutôt, ils portent tous les deux une barbe, puisque de moi il ne sera plus
question dans ce billet. Avant de quitter le « je », une ultime remarque. Il
m’arrive de penser que porter une barbe n’est pas anodin. Cela protège des
agressions extérieures : notre peau de la pollution, et notre psyché de
bien des petits drames quotidiens. Il est aisé de se cacher dans sa barbe, de
dissimuler les plis contrits de nos égos meurtris et d’enfouir sous nos drues
pilosités nos contrariétés, petites et grandes. Il y a plus d’un mois donc, nos
deux barbus étaient réunis sur la scène de la salle Lumière du palais des
Festivals à Cannes. Nanni président, siégeait et distribuait les prix. Michael,
invité, attendait son heure et lissait sa barbe, sûr de rejoindre Nanni sur
l’estrade. Comme pour sa première palme, légitime mais attendue, Michael savait
que l’or lui était promis. En 2009, connaissant l’appétit de son amie et
actrice fétiche pour les rôles un poil maso, il avait réalisé son meilleur film
sans lui en décerner le rôle principal mais lui avait réservé la joie,
cuisante, de le récompenser. Elle avait apprécié le coup et l’avait en retour
couvert d'honneurs. Retors et malin, le vieux maître - riant dans sa barbe si
blanche et si épaisse qu’on ne voit jamais y poindre l’ombre d’un sourire - se
jura alors de refouler le tapis rouge pour rejoindre le cercle si fermé des
cinéastes doublement palmés. Et c’est à Nanni Moretti qu’il réserva un
traitement d’une perversion égale à celui infligé à Isabelle Huppert. Plutôt
que de sortir le fouet, l’autrichien a tendu au transalpin un tout autre objet.
Connaissant sans doute l’inclinaison du président du jury pour son « moi », il
lui présenta un miroir. Et, Moretti, se trouvant si beau en ce miroir, succomba
à son reflet.
Retour vers le futur. En
sacrant Amour,
Moretti a bel et bien récompensé le film miroir de sa propre palme. Nous sommes
en mai 2001, Nanni Moretti, s’oubliant un peu et délaissant la forme du journal
intime, signe La chambre du fils. L’acteur-réalisateur, assagi, moins cabotin, moins romain
et plus universel, présente sur la Croisette un drame familial où des parents
tentent de faire face à la perte d’un fils. Le jury est bouleversé, le film est
couvert d’or et Nanni s’évente sur la plage avec sa palme. Onze éditions plus
tard, Michael Haneke, délaissant le cynisme et le mépris, véritables marques de
fabrique du cinéaste, présente au palais Amour. Toujours aussi austère mais moins
provocateur, l’autrichien s’est adouci et touche lui aussi à l’universel avec
un drame conjugal où un couple d’octogénaires va devoir affronter les affres de
la maladie et de la mort. La salle est debout et ovationne le barbu hier honni.
Haneke rejoint l’Autriche en palmes, une à chaque pied.
Faux-semblants. Dans un
film comme dans l’autre, c’est la disparition accidentelle ou annoncée d’un
membre de la famille qui scelle le récit et fabrique les ressorts de l’émotion.
Ici, il est question de jeunesse et d’amour filial ; là de vieillesse et
d’amour conjugal. Chez Moretti, l’accident est une plongée sous-marine dont le
fils ne remontera pas ; chez Haneke, une attaque cérébrale dont Anne reviendra
mais altérée. Ici comme ailleurs, la maison est un mausolée dont on ne
s’échappe pas. Il faudra revenir dans La chambre du fils pour tenter d’accepter la
disparition et, dans Amour, c’est reclus dans l’appartement du vieux couple que le
spectateur assistera au délitement de ces vies. De ces films jumeaux, on
jurerait parfois que leur structure est poreuse. Les petits vieux d’Haneke
semblent être les parents vieillis que Moretti avait abandonnés au dernier
photogramme sur une plage de Menton. Prêts ou non pour un nouveau départ, c’est
en France qu’on les retrouve encore dans Amour où Isabelle Huppert (de retour chez
le maître…), joue la fille du couple Riva / Trintignant. A moins qu’elle ne
soit Irène, la sœur d’Andrea disparu en mer chez Moretti ? Films frères, La
Chambre du Fils et Amour posent au fond la même question
: « Que reste-t-il de vie à
vivre une fois l'être trop chéri disparu ? » « Peu »,
semblent-ils nous dire. Une réponse formulée à dix ans d’intervalle par deux
cinéastes se toisant la barbe des deux côtés d'un miroir sans tain.
Par ma barbe, quelle justesse , quelle finesse pointée d'humour dans cette analyse.Je me suis régalé! Vraiment.
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