3 juillet 2012

Moretti et Haneke, les palmes du même

Michael Haneke porte la barbe. Nanni Moretti arbore une barbe. Je me plais aussi à en porter une chaque fin ou début de mois, c’est selon. Celle de mon premier est blanche, celle de Moretti naguère brune blanchit de film en film, et la mienne est très légèrement poivre et sel. Nous portons donc tous les trois une barbe. Ou plutôt, ils portent tous les deux une barbe, puisque de moi il ne sera plus question dans ce billet. Avant de quitter le « je », une ultime remarque. Il m’arrive de penser que porter une barbe n’est pas anodin. Cela protège des agressions extérieures : notre peau de la pollution, et notre psyché de bien des petits drames quotidiens. Il est aisé de se cacher dans sa barbe, de dissimuler les plis contrits de nos égos meurtris et d’enfouir sous nos drues pilosités nos contrariétés, petites et grandes. Il y a plus d’un mois donc, nos deux barbus étaient réunis sur la scène de la salle Lumière du palais des Festivals à Cannes. Nanni président, siégeait et distribuait les prix. Michael, invité, attendait son heure et lissait sa barbe, sûr de rejoindre Nanni sur l’estrade. Comme pour sa première palme, légitime mais attendue, Michael savait que l’or lui était promis. En 2009, connaissant l’appétit de son amie et actrice fétiche pour les rôles un poil maso, il avait réalisé son meilleur film sans lui en décerner le rôle principal mais lui avait réservé la joie, cuisante, de le récompenser. Elle avait apprécié le coup et l’avait en retour couvert d'honneurs. Retors et malin, le vieux maître - riant dans sa barbe si blanche et si épaisse qu’on ne voit jamais y poindre l’ombre d’un sourire - se jura alors de refouler le tapis rouge pour rejoindre le cercle si fermé des cinéastes doublement palmés. Et c’est à Nanni Moretti qu’il réserva un traitement d’une perversion égale à celui infligé à Isabelle Huppert. Plutôt que de sortir le fouet, l’autrichien a tendu au transalpin un tout autre objet. Connaissant sans doute l’inclinaison du président du jury pour son « moi », il lui présenta un miroir. Et, Moretti, se trouvant si beau en ce miroir, succomba à son reflet.

Retour vers le futur. En sacrant Amour, Moretti a bel et bien récompensé le film miroir de sa propre palme. Nous sommes en mai 2001, Nanni Moretti, s’oubliant un peu et délaissant la forme du journal intime, signe La chambre du fils. L’acteur-réalisateur, assagi, moins cabotin, moins romain et plus universel, présente sur la Croisette un drame familial où des parents tentent de faire face à la perte d’un fils. Le jury est bouleversé, le film est couvert d’or et Nanni s’évente sur la plage avec sa palme. Onze éditions plus tard, Michael Haneke, délaissant le cynisme et le mépris, véritables marques de fabrique du cinéaste, présente au palais Amour. Toujours aussi austère mais moins provocateur, l’autrichien s’est adouci et touche lui aussi à l’universel avec un drame conjugal où un couple d’octogénaires va devoir affronter les affres de la maladie et de la mort. La salle est debout et ovationne le barbu hier honni. Haneke rejoint l’Autriche en palmes, une à chaque pied.

Faux-semblants. Dans un film comme dans l’autre, c’est la disparition accidentelle ou annoncée d’un membre de la famille qui scelle le récit et fabrique les ressorts de l’émotion. Ici, il est question de jeunesse et d’amour filial ; là de vieillesse et d’amour conjugal. Chez Moretti, l’accident est une plongée sous-marine dont le fils ne remontera pas ; chez Haneke, une attaque cérébrale dont Anne reviendra mais altérée. Ici comme ailleurs, la maison est un mausolée dont on ne s’échappe pas. Il faudra revenir dans La chambre du fils pour tenter d’accepter la disparition et, dans Amour, c’est reclus dans l’appartement du vieux couple que le spectateur assistera au délitement de ces vies. De ces films jumeaux, on jurerait parfois que leur structure est poreuse. Les petits vieux d’Haneke semblent être les parents vieillis que Moretti avait abandonnés au dernier photogramme sur une plage de Menton. Prêts ou non pour un nouveau départ, c’est en France qu’on les retrouve encore dans Amour où Isabelle Huppert (de retour chez le maître…), joue la fille du couple Riva / Trintignant. A moins qu’elle ne soit Irène, la sœur d’Andrea disparu en mer chez Moretti ? Films frères, La Chambre du Fils et Amour posent au fond la même question :  « Que reste-t-il de vie à vivre une fois l'être trop chéri disparu ? » « Peu », semblent-ils nous dire. Une réponse formulée à dix ans d’intervalle par deux cinéastes se toisant la barbe des deux côtés d'un miroir sans tain.  



1 commentaire:

  1. Par ma barbe, quelle justesse , quelle finesse pointée d'humour dans cette analyse.Je me suis régalé! Vraiment.

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